Préservée par un relief abrupt, cette région de la côte nord-ouest de Majorque a su garder une délicieuse authenticité. Un balcon sur la Méditerranée, bordé d’oliviers, d’orangers, de criques turquoise et de villages pittoresques.

«Tout ce que le poète et le peintre peuvent rêver, la nature l’a créé en cet endroit», écrivait George Sand. L’histoire est célèbre. Hiver 1838-1839. L’écrivain et son amant Frédéric Chopin visitent Majorque. Le couple s’installe quelques mois au cœur de la chaîne montagneuse de la Serra de Tramuntana, dans la chartreuse de Valldemossa. En cet endroit, Sand consigne les souvenirs qu’elle publiera dans Un hiver à Majorque.De ce récit de voyage, les Majorquins ont oublié les longues diatribes contre leurs ancêtres, au profit des envolées lyriques sur la magie des paysages. Encore miraculeusement intacts aujourd’hui. Bartomeu Deyà, le représentant du Consorcio Serra de Tramuntana, lui en sait gré: «George Sand, nous l’adorons, c’est la meilleure ambassadrice de Majorque de tous les temps, c’est elle qui a fait découvrir notre île aux voyageurs et c’est elle qui chante le mieux les beautés naturelles de la côte nord ; cette autre Majorque.» Une «autre Majorque», épargnée des constructions à outrance et d’une l’hôtellerie de masse tant détestées.

De l’aéroport de Palma au village de Valldemossa, il faut compter à peine une vingtaine de minutes en voiture. Les buildings s’effacent dans la plaine agricole. Puis apparaissent des vallées fertiles, délicates comme des aquarelles. Les flancs des collines, scarifiés de lignes horizontales sinueuses dessinées par les terrasses en pierres sèches, révèlent un patchwork de vergers luxuriants. Quand l’Unesco a classé la Serra de Tramuntana au patrimoine mondial de l’humanité en 2011, elle a retenu comme critère d’exception l’impressionnant travail de l’homme pour domestiquer la nature. Et la transformer en un immense jardin, témoignage d’échanges séculaires entre les cultures musulmane et chrétienne dans le bassin méditerranéen. Quand les Maures conquirent Majorque au Xesiècle, ils créèrent un réseau d’irrigation articulé et d’alimentation en eau, ainsi que des murets en pierre pour contrer la morphologie escarpée du terrain. Ils firent de cette terre revêche un potager-verger, fort salutaire pour les insulaires.

Puis, au XIIIe siècle, les conquérants chrétiens, nouveaux maîtres de Majorque, introduisirent un système de contrôle territorial. Le tableau de la Serra de Tramuntana est esquissé: églises et monastères, phares et tours de guet, fontaines, bassins, oliveraies, orangeraies, citronneraies, vignobles… exploités par des grandes fermes d’origine féodale, les posesiones, dont il reste de nombreux vestiges parsemés dans la Serra. Autour, une immense forêt de chênes, de pins, de cyprès… Et au milieu, des lacs et des torrents glacés. Un paradis pour les randonneurs.

Le long de l’épine dorsale de la Serra, en suivant la route MA10, s’étire un chapelet de caps sauvages et de villages pittoresques. Valldemossa, célèbre pour le séjour de ses hôtes illustres dans la Reial Cartoixa, cette chartreuse désaffectée, ancienne résidence du roi Sancho, construite pour son fils par Jaume II au XIVesiècle. A ses pieds, un dédale de rues pavées, de maisons de pierre aux balcons fleuris, un entrelacs de jardins. Sauvages ou cultivés. Parfois envahis par un troupeau de chèvres ou de brebis. Et partout, dès que la brise se lève, des effluves enchanteurs d’orangers en fleurs. A quelques kilomètres en contrebas du village, une minuscule crique turquoise cernée de falaises dentelées. Même décor, mêmes scènes bucoliques, à Bañyalbulfar, le bourg médiéval drapé de vignes, ou encore à Deià, la cité des artistes. Refuge de prédilection des écrivains et des stars de cinéma. Si Michael Douglas s’est installé à Valldemossa – il y a même ouvert un centre culturel aujourd’hui géré par le Conseil de Majorque -, les générations précédentes – de Picasso à Anaïs Nin en passant par Ava Gardner – posèrent leurs malles à Deià. Un exquis décor de carte postale, où l’on croise beaucoup plus de visiteurs que de locaux. A part peut-être autour de l’église, où quelques matrones, attablées devant le seuil de leur porte, vendent en direct leurs confitures artisanales d’oranges et de citrons.

Pour goûter à la quintessence de la vie tramuntanaise, l’idéal est de s’installer sur la place de la Constitution, à Sóller. Entre l’église Sant Bartomeu et la bâtisse Art nouveau de la Banque centrale, dont les façades ont été réalisées par Joan Rubió, un disciple de Gaudí. Sous les terrasses ombragées, les anciens refont le monde en attendant que les jeunes rentrent de la plage en tramway vintage – une pièce de musée, qui fêtera son centenaire en octobre. Quand on interroge Bartomeu sur ce qui a changé ces vingt dernières années, il répond du tac au tac: «Mais rien! C’est pour cela que nous nous sommes battus afin de faire classer la région par l’Unesco. Pour que rien ne change!» Ce sentiment de permanence, d’intemporalité, voire d’éternité se ressent mieux que nulle part dans les délicieux jardins d’Alfabia où, dans un décor végétal foisonnant, la mélopée des fontaines se mêle à celle des oiseaux. On comprend alors les mots de Gertrude Stein au poète Robert Graves lorsqu’il lui annonça qu’il s’exilait dans la Serra de Tramuntana. «Si tu es capable de supporter une telle intensité de paradis»…■

PEARL